11 mai

BREVES REFLEXIONS SUR L’OPPORTUNITE DES POURSUITES, SON DEVOIEMENT ET LES REFORMES POSSIBLES…

Supériorité –trop méconnue dans un débat public marqué par l’ignorance et l’idéologie-, du ministère public dit « à la française », le fait de confier la poursuite pénale –qui est un acte grave et lourd de conséquences (parfois définitives et irréparables, concrètement)-, à un magistrat (et non, comme dans certains systèmes, à la police, voire aux particuliers privés), s’accompagne traditionnellement, en France, du principe de l’opportunité des poursuites.

Si le droit révolutionnaire avait opté pour la légalité des poursuites (obligation de poursuivre toute infraction constatée), le principe de l’opportunité, dans le silence des textes, avait prévalu sous l’empire du code d’instruction criminelle, et, bien que non expressément formulé dans le code de procédure pénale à l’origine, il a été considéré qu’il était impliqué par la rédaction de son article 40 confiant le soin au procureur de la République d’ « apprécier » les suites à réserver aux plaintes et dénonciations ; il a, depuis, été expressément consacré par son article 40-1, issu de la loi 2016-1691 du 9 décembre 2016, lequel dispose que le procureur, si les faits constituent une infraction dont l’identité et le domicile de l’auteur sont connus, et, s’il n’y a pas d’obstacle légal à la mise en mouvement de l’action publique, décide, soit, d’engager une poursuite, soit, de mettre en œuvre une procédure dite (en mauvais français…) « alternative  aux poursuites », soit, de classer sans suite « si les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient ».

Ce pouvoir est maintenant exercé de manière à peu près totalement libre et discrétionnaire : pas de recours possible contre la décision prise dans ce cadre, si ce n’est un simple recours hiérarchique de la victime auprès du procureur général en cas de classement sans suite (lequel a le droit, d’une manière générale de donner instruction au procureur de poursuivre -mais pas de ne pas poursuivre, le ministre de la justice ne pouvant, quant à lui, que donner des instructions « générales »), et, en cas de refus de le faire, le droit de se constituer partie civile.

Or, depuis quelques années, avec, en particulier, la multiplication, dans les textes, des formules dites « alternatives » (depuis une loi du 8 avril 2021, qui en a encore ajouté, on compte ainsi, à l’article 41-1, pas moins de… 11 mesures possibles, et, à l’article 41-2, pour la composition pénale, jusqu’à… 19 ! auxquelles s’ajoutent plusieurs cas de convention judiciaire d’intérêt public…) et, la pression du pouvoir politique en faveur de leur usage, alliée à l’encombrement des juridictions, la part des poursuites effectives dans l’ensemble des affaires qui remplissent les conditions pour être utilement poursuivies (on écarte celles qui, faute d’auteur identifiable, par exemple, ne permettent rien d’autre qu’un classement sans suite), n’a cessé de se réduire, et, est aujourd’hui, devenue minoritaire !

Ainsi, en 2019 (derniers chiffres connus, mentionnés dans le document « Les chiffres clés de la Justice Edition 2020 »), 4,5M de procès-verbaux ont été transmis aux parquets, qui en ont traité 4,1M. ; là-dessus, plus des 2/3 (2,8M, soit, 68%) ont été, d’emblée, classés sans suite (le plus grand nombre, par défaut d’identification suffisante de l’auteur). Sur le reste (1,3M d’affaires « poursuivables »), moins de la moitié (46%) ont fait l’objet d’une poursuite pénale devant une juridiction -et, pour les mineurs, ce n’est qu’à peine plus d’1/3 : 37% ! Les classements sans suite ont encore représenté 13,3% du nombre.  

La Chancellerie tente de maquiller quelque peu la signification du fait, en calculant un « taux de réponse pénale », qui rajoute aux poursuites tous les modes dits « alternatifs » -dont le simple « rappel à la loi », qui, à lui seul, représente environ la moitié de ces « alternatives » !… : elle arrive ainsi à 86% par rapport aux affaires « poursuivables »…

Cependant, c’est là un trompe l’œil, car, si les mots ont un sens, il y a, indépendamment de toute différence de degré, une différence de nature, essentielle, entre une « peine » et une mesure qui n’en est pas une (quand bien même, elle peut, dans certains cas, être, dans ses effets pratiques, plus ou moins « pénalisante » pour celui qui en « bénéficie », en ce qu’elle peut comporter, par exemple, des restriction de droits et libertés non négligeables, ou, la contrainte de verser une somme d’argent qui est une amende qui ne dit pas son nom…) ; une poursuite oblige à comparaître en justice, et, comporte une dimension symbolique spécifique et irremplaçable.

C’est donc un abus de langage, sinon une franche imposture, que de parler de « réponse pénale », quand la « réponse » est tout autre chose qu’une « peine » -voire, quand la « réponse » n’est pas loin d’une non-réponse… (comme avec le simple «rappel à la loi ») ; l’expression de « réponse judiciaire » serait, à tout le moins, plus appropriée.

Sans remettre forcément en cause l’éventuelle utilité pratique de ces mesures d’évitement de la poursuite, on ne peut pas manquer de s’interroger sur une telle évolution –pour ne pas dire, un tel dévoiement. D’autant que tout porte à croire que cette dynamique ne peut qu’aller en s’amplifiant : outre les incitations politiques de la Chancellerie et le conditionnement par certains milieux idéologiques, ces formules peuvent, aux yeux des parquetiers, présenter l’avantage d’une maîtrise plus aisée les flux de dossiers -et, peut-être bien aussi, satisfaire quelque désir intime de se substituer peu ou prou au Siège pour décider de la conclusion à donner aux affaires…  

S’il va de soi, en effet, que le ministère public doit se voir reconnaître une marge d’initiative dans ce qui est sa mission première –et, même dans les régimes de légalité des poursuites, comme en Allemagne, elle existe dans les faits, car il faut bien apprécier si un dossier est en état d’être soumis à un juge, ce qui comporte une certaine latitude nécessaire-, un tel aléa dans l’application de la loi pénale, avec la préférence statistique pour le non-pénal (qui, en amont, conjugue de plus ses effets négatifs avec celui qui existe, en aval, dans l’application des peines prononcées…) ne sert pas le crédit du système pénal dans son ensemble, et, trahit, au-delà des alibis pragmatiques qu’on peut lui donner, une idéologie anti-pénale sous-jacente –et, d’abord, anti-carcérale, puisque le risque pénitentiaire est (au moins dans les textes, car, la pratique des juridictions en est fort éloignée…) attaché à la plupart des crimes et délits les plus courants.

Ce n’est pas sans poser problème au regard de l’égalité devant la loi, avec le risque de jeter la suspicion sur les motifs qui peuvent présider au choix de ne pas poursuivre (jeux de réseaux, influence de certains conseils…) ; d’autant que le recours à certains modes « alternatifs » peut donner le sentiment de privilégier la « délinquance en col blanc », et, accréditer (à tort ou à raison, mais l’impact psychologique est le même : ravageur) l’idée que l’argent peut permettre d’acheter un traitement de faveur… (ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’époque de voir les milieux idéologiques qui, depuis les années 1970, n’avaient eu de cesse que de dénoncer une « justice bourgeoise » supposée ménager les « gros » pour s’acharner sur les « petits », se faire les promoteurs de moyens d’évitement du pénal qui profitent aux premiers…).

En tout état de cause, on doit se demander s’il est bien conforme aux principes fondamentaux de notre Etat de droit qu’une autorité non pleinement indépendante –serait-elle celle d’un magistrat comme le procureur-, dispose de pouvoirs restrictifs de droits et libertés ou de privation de la propriété pouvant, en pratique, aller aussi loin qu’une peine prononcée par un juge du Siège, sans intervention d’un tel juge du Siège : article 41-1 précité, avec, par exemple, des obligations de soins ou de stages, des interdictions d’occuper son domicile ou sa résidence, de paraître en certains lieux ou de rencontrer certaines personnes jusqu’à une durée de 6 mois, ou, le versement d’une « contribution citoyenne » -sic-, d’un montant jusqu’au niveau maximum d’une contravention -et même si, dans le cas de cet article 41-1, en cas de refus de la personne visée, il reste la faculté de poursuite : ce qui est, implicitement, subordonner la mesure au consentement, même tacite, de la personne ; de même, en matière de composition pénale (où ce consentement est expressément requis), pour une contravention ou un délit puni d’une peine allant jusqu’à 3 ans d’emprisonnement –dans certaines conditions, mais, cela couvre un champ très vaste d’infractions courantes).

On peut encore s’interroger, dans le cas où il y a intervention d’un juge pour valider la mesure (composition pénale ou convention judiciaire d’intérêt public), sur l’intérêt réel d’éviter une qualification proprement pénale –alors qu’il ne s’agit, somme toute, que d’une forme de procédure simplifiée, qu’on peut, mutatis mutandis, rapprocher de celle de l’ordonnance pénale ou de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité : qu’est-ce qui légitime, alors, vraiment ce « Canada dry » d’une poursuite pénale ?... Qui ne procède, en fait, que la volonté d’échapper au cadre pénal –et, en particulier, au risque d’incarcération-, en écartant une logique « autoritaire », au profit d’une logique « contractuelle », expresse ou implicite, ces mesures supposant l’accord (même plus ou moins contraint par la crainte de la poursuite, possible en cas de refus ou inexécution…) du coupable visé ; et, peut-être aussi, d’exercer une forte pression sur le juge, qui pourra hésiter, souvent, à remettre en cause ce qui a été organisé en amont…

Aussi, sans remettre en cause la possibilité, pour la Justice, de disposer d’un éventail de modes de traitement procédural, il conviendrait de réfléchir à des solutions pour remédier à cette dérive.

                1°) Passer à la légalité des poursuites ?

                Il est bien évident qu’il ne s’agirait pas de faire du procureur un « robot poursuivant », l’appréciation de la valeur des charges, avec celle des risques de rejet du dossier par la juridiction, ne pouvant, par définition, être standardisée, et, le procureur devant garder l’entière maîtrise du choix du moment et des conditions de l’exercice de la poursuite.

                En revanche, poser en principe que toute infraction a vocation à une sanction pénale, prononcée par une juridiction, dès lors que son auteur est identifié avec suffisamment de certitude, serait un geste très fort, significatif d’une toute nouvelle politique pénale ; c’est peut-être même, à la racine, celui qui pourrait être le plus fort dans ce domaine et le plus porteur de sens –le sens d’une rupture complète avec l’évolution négative de l’époque contemporaine… Une « révolution » renvoyant aux sources de la tradition républicaine, celle de 1789.

                Ce serait, en plus, une sorte de « rasoir d’Occam », évacuant la sempiternelle question de l’indépendance du Parquet : dès lors, en effet, que l’indépendance du procureur à l’égard de la loi serait nulle (dans le principe), sans faculté d’apprécier la pure opportunité de poursuivre ou de ne pas poursuivre, il ne serait plus exposé à la suspicion de la faveur ou de l’hostilité, pas plus que de la soumission au pouvoir en place. Si l’on écarte, en effet, cette idée pernicieuse de l’indépendance des parquets, qui briserait l’unité du ministère public (alors que, portant la parole de la loi devant les juridictions, son indivisibilité est consubstantielle à celle de la République : la parole de la loi ne peut pas être cacophonique ! D’où, la nécessité qu’il ait un chef à sa tête –sans préjudice de réfléchir à la formule d’un éventuel chef des procureurs généraux, mais c’est un autre débat…), il serait opportun de ne pas s’en tenir au statu quo (d’autant que la jurisprudence européenne –tant que la France accepterait de s’y soumettre-, refuse, même si c‘est très abusivement, la qualité d’ « autorité judiciaire » au Parquet, compte tenu de son lien avec la Chancellerie) : cette solution, certes plus formelle que réelle –mais, dans ce domaine, la symbolique compte plus que la situation effective…-, serait une manière élégante de sortir de ce débat piégé

                Il n’en résulterait pas nécessairement une augmentation de la charge de travail des magistrats du parquet, pas plus qu’un encombrement accru de leurs collègues du Siège, car, parallèlement, devraient être mises en œuvre des réformes de simplification et accélération des procédures, comme ci-après proposé.

                2°) Développer les procédures simplifiées, sous le rôle moteur du parquet ?

               La possibilité, pour le parquet, de conduire une politique pénale, et, d’individualiser le traitement des dossiers qu’il soumet à la juridiction, est, en soi, une bonne chose, qu’il faut, non seulement conserver mais renforcer.

                En revanche, au lieu d’être, comme l’a voulu l’évolution contemporaine, conçue comme un moyen d’évitement de la sanction, elle doit, tout au contraire, être reconsidérée dans le sens d’une réaffirmation et d’un renforcement de la dimension pénale.

                Cela pourrait passer, tout à la fois, par :

                               - Une extension des possibilités de traitement écrit des dossiers, à l’instar de l’excellente formule de l’ordonnance pénale :

                                               Le champ d’application de cette procédure, sans comparution, où le parquet propose une sanction au juge qui tranche par ordonnance, devrait être considérablement élargi, et, en particulier, se substituer à la composition pénale et à la convention judiciaire d’intérêt public. La possibilité de prononcer une peine d’emprisonnement –au moins assortie d’un sursis, voire, dans certaines limites, ferme ?-, ou toute peine restrictive ou privative de droits ou de biens devrait être prévue –quitte à imposer, dans les hypothèses les plus lourdes, une communication préalable du projet de réquisition du parquet à la personne visée ; et, bien entendu, avec appel possible des parties et réserve des droits de la victime.

                               - Un développement du « plaider coupable » (jugement sur reconnaissance préalable de culpabilité) :

                                             Dans cette optique, et, sans aller jusqu’au plea bargaining –qui, touchant les 9/10e des affaires est la condition de fonctionnement du système américain, mais qui pousse à l’extrême une logique de marchandage étrangère à notre culture juridique-, il faut accroître considérablement la possibilité, pour le parquet, de déterminer le mode de comparution devant le juge et d’en circonscrire le champ (faits retenus, avec leur qualification, emportant la peine encourue), dès lors que les infractions en cause seraient reconnues. Sans que cela ait à être expressément écrit dans la loi, il pourrait toujours y avoir échange préalable avec le prévenu et son conseil, comme une forme de « négociation » informelle, où chacun pourrait trouver son intérêt, par pragmatisme bien compris –en relation, le cas échéant, avec l’innovation suivante.

                               - La création d’une « injonction pré-sentencielle », préalable à la poursuite :

                                              Il s’agirait de permettre au parquet, dans le cadre de la mise en état du dossier, de prescrire une gamme large et diversifiée de mesures à un prévenu contre lequel existeraient des charges suffisantes (dans l’esprit de ce qui est prévu en matière de composition pénale ou convention judiciaire d’intérêt public : obligation de réparation du dommage, de soins, de formation, de soumission à des contrôles ou à des restrictions etc.), avec un délai imparti pour en justifier ; elles reposeraient sur le volontariat, mais, le bilan, positif ou négatif, en serait versé au dossier de la poursuite, avec des réquisitions du parquet le prenant en compte –étant observé que le juge, dans le cas où il serait saisi par l’un des modes simplifiés précédemment évoqués, verrait sa marge d’appréciation de la sanction encadrée.

                Comme à l’heure actuelle, le juge pourrait, tout en déclarant le prévenu coupable des faits, le dispenser de peine si les conditions en étaient par ailleurs réunies.

                Ainsi, en contrepartie de l’obligation pour le parquet de poursuivre des faits suffisamment établis, et, de la suppression des modes dits « alternatifs », qui sont une technique d’ « escamotage » du pénal, seraient conservés et même amplifiés les moyens, pour le ministère public, d’une « politique de la réponse pénale», en jouant, non plus sur le ressort (la « carotte »…) d’une absence de suite pénale, mais, sur celui, beaucoup plus sain, d’une responsabilisation du prévenu.

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