06 décembre

La loi de la dernière minute…

L’Assemblée nationale a cru devoir, le 1er décembre dernier, à une voix de majorité et à une minute près dans le chaos d’une fin de séance où siégeaient moins de 15% des députés, adopter, sur l’initiative de M. Pradié, une proposition de loi créant une « juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales ».

Ce texte est l’illustration même, jusqu’à la caricature, de tout ce que les gens de justice et les autorités qui se sont penchées sur les difficultés de l’institution (comme, récemment encore, le comité des Etats généraux), n’ont cessé de dénoncer : une législation d’improvisation, avec des textes de circonstance, de pure posture et de communication publique, sans la moindre prise en considération ni des besoins réels des justiciables ni de l’impact de leurs dispositions, pas plus que des exigences de leur application ; et, dans le pire des cas, témoignant en plus d’un amateurisme confondant, rédigés comme sur un coin de table, sans rigueur ni précision -voire, comme ici, au mépris de principes fondamentaux de notre droit.

En l’occurrence, une telle juridiction spécialisée, qui serait ainsi instituée -comme d’habitude !-, sans le moindre moyen supplémentaire, ne pourrait qu’être un facteur de complication, de lourdeurs et de retards dans le traitement de ces affaires.

En n’excluant pas que le juge qui aurait instruit le dossier puisse siéger pour le jugement (mais, tout de même, sans présider- ce qui, comme le texte le prévoit, obligerait alors… à aller chercher un juge d’un autre tribunal, au mépris du moindre sens des réalités pratiques !), cette proposition bafoue le principe fondamental de la séparation des fonctions d’instruction et de jugement -au risque évident d’une inconstitutionnalité.

Son auteur évoque le précédent espagnol : c’est un pur sophisme ! Car, si l’Espagne a obtenu des résultats dans la lutte contre ce type de violence, ce n’est pas en raison de cette « spécialisation » mais essentiellement de mesures juridiques et techniques (dont notre pays s’est inspiré plus récemment), totalement dissociables de l’existence d’une juridiction spéciale.

Au demeurant, une telle « spécialisation » serait, très largement, un leurre : en l’état des effectifs, ne pourraient, dans la très grande majorité des juridictions, ne siéger que des magistrats assumant d’autres services, sans avoir été spécialement « formés ». C’est, d’ailleurs, faire injure aux magistrats que de supposer qu’ils devraient absolument avoir été particulièrement formés à ce type de contentieux pour pouvoir les juger : on peut voir poindre là moins une vraie « formation » qu’un authentique « formatage » idéologique… Les magistrats sont amenés, dans leurs carrières, à traiter divers contentieux dont la spécificité, humaine et technique, ne le cède en rien à celle des affaires visées ici et ils n’ont pas attendu, au besoin, de telles juridictions spécialisées pour parfaire leur formation en ce domaine : la formation, initiale et continue, dispensée à l’E.N.M. est là pour cela !

La multiplication, en dehors de contentieux hautement techniques ou s’inscrivant dans un contexte très spécifique (terrorisme, par exemple), n’est, d’une manière générale, pas souhaitable en soi : c’est une « balkanisation » de la Justice, au détriment d’autres services dont les enjeux, individuels et sociaux ne sont pas moins dignes d’intérêt et qui ne doivent pas être sacrifiés aux « modes » du moment et autres emballements d’opinion publique ou « tocades » du monde politique et médiatique ; avec la versatilité qui peut les caractériser…

Ce n’est pas pour rien que le législateur avait choisi de limiter dans le temps l’exercice des fonctions spécialisées : il est sain que les magistrats gardent une compétence à large spectre et ne s’enferment pas dans une matière étroite -au risque, au fil du temps, de l’enlisement dans la routine et les réflexes mécaniques…

Ce serait, en l’espèce, d’autant plus incongru et inutile qu’il est parfaitement possible, dans l’organisation actuelle, quand le nombre des dossiers le justifie et que la situation des effectifs le permet, de spécialiser une formation de la juridiction : il est nul besoin de la rigidité artificielle d’un texte de loi -dont la seule vraie motivation, en fait, est ici de pur affichage, pour complaire à des groupes de pression que l’intérêt d’une bonne justice indiffère et qui ne cherchent qu’à faire passer des messages militants

Il faut donc souhaiter que le Sénat sache rejeter la proposition de loi qui lui a été transmise, sans s’associer à ce « coup » politicien.

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